CHAPITRE VII
— Pas de temps à perdre, je dis. Lazlan m’a, laissé entendre qu’il avait donné l’alerte. Même s’il bluffait, nous devons filer. Appelle Moreau et Serval, Regnier !
— Ils doivent nous rejoindre ?
— Oui.
Boldan me désigne le juge :
— On l’emmène ?
— Bien sûr.
D’ailleurs, il ne résiste pas et nous l’entraînons sans difficulté, pendant que Regnier appelle le poste de garde au visiophone. Un escalier privé nous conduit à la terrasse au bout de laquelle un hélico des services de sécurité est en stationnement.
Au moment où nous débouchons, quatre hommes en jaillissent. Je sors mon désintégrateur, car ce n’est pas le moment de faire du sentiment et je les efface tous les quatre, à la seconde même où ils nous aperçoivent.
— Gardez Lazlan, j’y vais.
Regnier vient de nous rejoindre. Je m’élance vers l’hélico qui doit encore contenir un policier. Oui. Il enregistre des ordres au visiophone de bord. Le paralyseur, pour celui-là, car je ne veux pas risquer d’abîmer les commandes.
Un signe et Boldan s’avance le premier, poussant le juge devant lui. Sur l’écran du visiophone l’officier qui assurait la communication a un geste de surprise en m’apercevant, puis il me fixe d’un regard furieux, comme pour bien marquer le souvenir de mes traits dans sa mémoire.
Je coupe le contact et m’installe au volant. Boldan et Lazlan viennent de monter à bord :
— Regnier attend les autres.
— J’espère qu’ils ne vont pas trop tarder. D’une seconde à l’autre des hélicos de la police vont se pointer dans toutes les directions.
Terrible, cette attente. Enfin, les pas de Regnier, de Moreau et de Serval martèlent le sol de la terrasse. Ils se hissent à bord et je lance l’hélico. Des sirènes mugissent interdisant toute circulation dans le ciel. Tous les hélicos privés savent ce que cela veut dire. Ils doivent se poser immédiatement sur la première terrasse.
Je prends le maximum de hauteur en tournant en rond sans chercher à m’éloigner.
— Le temps est couvert, ça nous donne une petite chance.
Déjà les nuages m’ont absorbé et aucun appareil de la police n’était en vue. J’attends d’avoir émergé pour foncer, en ligne droite en direction du quartier F. Altitude trois mille mètres. L’hélico tangue dangereusement car il n’est pas construit pour un tel plafond, mais je parviens à le maintenir en ligne de vol.
Boldan s’est assis à côté de moi pendant que Regnier et les deux autres se tiennent au fond de la cabine pour surveiller notre prisonnier. Sans relâcher mon attention des commandes, j’ordonne à l’aventurier :
— Branchez le désintégrateur de bord.
— C’est déjà fait.
— Pourquoi avez-vous mis en l’air le gros cristal de sa chambre ?
— J’ai ressenti le même malaise que sur Belluna.
— Moi aussi, mais je l’attribuais à une tension nerveuse due au danger.
— A votre avis, Lazlan n’a pas eu le temps de donner l’alerte ?
— Ni le temps ni l’occasion. Je le surveillais.
— N’empêche que les services de sécurité étaient alertés. Pas ceux du bloc, le poste central.
— Et vous en déduisez ?
— Le cristal bleu. Il doit réagir aux impulsions mentales et transmettre. Depuis Belluna, j’ai pensé souvent à ce mystérieux phénomène qu’on n’avait pas pris la peine d’éclaircir. Peut-être, par déformation professionnelle. J’ai appartenu à une équipe de destruction.
— Je sais.
— Et c’est pourquoi j’ai désintégré le cristal, à tout hasard.
— Attention ! je redescends.
— Nous ne sommes pas encore hors de l’enceinte.
— Je ne tiens pas à essayer de la franchir… Ils ont dû cerner la ville par un champ de force contre lequel je ne voudrais pas m’écraser. Faites attention aux patrouilleurs.
Les nuages nous absorbent à nouveau, puis, très vite nous en ressortons. Boldan branche le visiophone sur la visibilité extérieure :
— Quartier J, dit-il.
Nous ne sommes donc pas très loin de notre destination.
— Un patrouilleur à droite… deux…
— Espérons qu’ils nous considéreront comme un des leurs.
Oui, mais ils lancent leur indicatif et nous réclament le nôtre. Comme je ne le connais pas, je n’ai plus qu’une solution.
— Paré à tirer Boldan ?
— Prêt.
Je fonce de façon à passer entre les deux appareils et, dès que je les ai séparés, j ’amorce un virage plongeant en criant :
— Feu!
Une demi-seconde et le premier appareil n’est plus là. Déjà, je redresse, ce qui met le second dans notre champ de tir.
— Feu.
Lui aussi était prêt à la riposte. Il disparaît, comme l’autre, mais l’arrière de notre hélico est balayé par l’orbe du jet qu’il nous destinait. Un cri terrible.
Boldan se retourne et jure. Un trou dans la coque. Regnier est toujours là, maintenant Lazlan par le collet de sa robe de chambre, mais Moreau et Serval ont disparu.
Nous ne pouvons rien pour eux. Ils ont dû être absorbés par le souffle d’air et se retrouver en plein dans le fluide désintégrateur. Je fonce en direction du quartier F.
Regnier a pris les commandes pour nous conduire dans le bloc de hangars désaffectés dont il m’a parlé. Un bloc sans terrasse. Il laisse couler l’hélico dans l’espèce de vaste cheminée formée par les quatre murs de la construction.
Avec Boldan, je me suis approché de Lazlan qui a un air à la fois hébété et farouche. Comme je m’approche de lui il relève la tête :
— Qui êtes-vous ?
— Tu ne me reconnais plus ?
— Je ne vous ai jamais vu.
— Ce n’est pas ce que tu disais tantôt.
Il fronce les sourcils :
— Quand ? Et, d’abord, pourquoi suis-je ici ? Que m’a-t-on fait ?
— Artagnier, dis-je. Lieutenant premier Philippe Artagnier, ça ne te dit vraiment rien ?
— Pourquoi voulez-vous que ça me dise quelque chose ?
— Tu m’as condamné.
— Moi ? Où voulez-vous en venir avec vos affirmations stupides. Si je vous ai condamné, demandez votre dossier au centre de justice. Je serais curieux de le voir.
Brusquement Boldan m’écarte pour se planter en face de Lazlan :
— Selon toi, en quelle année sommes-nous ?
— Mais…
L’ahurissement le plus complet se peint sur le visage de Lazlan et il hausse les épaules d’un air méprisant.
— Vous me prenez pour un fou ?
J’avoue ne pas très bien comprendre où l’aventurier veut en venir, mais il répète, impérieux :
— En quelle année ?
— 2638.
Boldan se retourne sur moi :
— Les indigènes de Belluna avaient un trou encore bien plus grand dans leur mémoire. Mais, de nouveau, nous ne l’avons découvert qu’après. Je commence à comprendre, Artagnier, et ça m’effraye.
L’hélico vient de se poser dans une cour sombre et étroite. Regnier bloque son moteur, puis débranche le visiophone pour qu’on ne puisse pas nous détecter.
— Nous pouvons gagner un des hangars.
— Ce n’est plus nécessaire. Comme l’hélico est désormais inutilisable avec sa carlingue trouée, nous pouvons y rester.
Je reviens à Lazlan :
— Parle-nous de cette pierre bleue que tu soignais avec tant d’amour dans ta chambre ?
— Quelle pierre ?
Une sourde inquiétude dans son regard. Il commence doucement à s’affoler. Boldan écarte les pans de sa robe de chambre. Au cou du juge, un mince collier d’argent auquel pend un cristal doré. D’un mouvement sec, il l’arrache, puis montre la pierre à notre prisonnier :
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Mais, je n’en sais rien.
— Tu n’en sais rien, mais tu la portes au cou ?
— C’est sans doute vous qui me l’avez mise.
L’aventurier a un petit rire aigre :
— Si vous espérez en tirer quelque chose, Artagnier, je vous souhaite bien du plaisir. Il y a six ans que Lazlan ne raisonnait plus pour son compte. Tout à fait comme pour les primitifs de Belluna.
Un lourd silence. Inconsciemment, je commence à pressentir une vérité peut-être plus monstrueuse encore que celle envisagée par Régent. Atterré, je, regarde mes deux compagnons et, soudain, Regnier éclate :
— Si je comprends bien, ton truc a loupé ?
— Pas encore. J’espérais arracher à Lazlan le nom de ses complices.
— Je les connais, répond Boldan.
— Vous ?
— Ce sont tous les gros pontes qui se sont amusés à cultiver des cristaux bleus.
— J’ai besoin d’avoir des noms, pour entreprendre une action.
— Il faudrait faire parler un de ces gorilles sans désintégrer son cristal, mais comme il peut donner l’alerte en criant au secours mentalement, ça n’a pas l’air facile.
— D’autant plus que les services de sécurité ont l’air de se déplacer immédiatement, maugrée Regnier.
Un instant, je suis tenté d’appeler immédiatement Régent depuis l’hélico, mais je ne peux même pas être tout à fait sûr de l’olarque. Il ne m’a pas parlé d’une véritable trahison de Bartof. Il m’a laissé entendre que la flotte avait été détruite, alors que Dorval m’a assuré que c’était impossible, sur la base des récits faits par les rescapés.
— Selon vous, Boldan, les pierres bleues serviraient d’émetteurs-transmetteurs pour des ondes de pensée.
Il secoue la tête :
— Pour moi, ce sont les cristaux qui commandent. Bien sûr, ils transmettent des ondes de pensée, mais pour leur compte personnel. Puisque vous êtes de la garde spatiale, ce que nous entreprenons doit avoir un rapport avec ce qui est arrivé à la flotte de la Confédération dans la galaxie Noire ?
— Oui. Mais je ne peux même pas me fier à celui qui m’a chargé de cette mission.
— Qui est-ce ?
— David Régent, le président des olarques.
— Ce serait pourtant un drôle d’atout, de l’avoir avec nous. Je suis à peu près certain que nous sommes en présence de l’offensive d’une intelligence non humaine, pour asservir le genre humain.
— Vous êtes fou.
— C’était mon boulot de les détecter, quand j’étais encore un homme comme les autres, Artagnier.
De toute façon, il faut faire quelque chose. Jo désigne Lazlan à Regnier :
— Paralyse-le. Nous le laisserons ici et nous aviserons plus tard. Je me demande si nous ne pourrions pas le faire examiner au centre psychiatrique, sous le détecteur de pensée.
Pour cela, il faut que Régent intervienne. Je vais lui tendre un piège.
Nous sortons du bloc des hangars sans la moindre difficulté et nous nous engageons sur un trottoir roulant. Tout de suite, je résume notre situation :
— Quand je suis entré dans l’hélico, le visiophone était encore branché. L’officier de la centrale des services de sécurité m’a donc vu. Il sait que je porte une combinaison de pilote spatial.
— Nous ne sommes pas les seuls, remarqua Regnier.
— Mais nous pouvons être interpellés. Que valent nos fausses plaques d’identité, en cas de contrôle ?
— Des clous. Elles sont magnétisées, ce qui nous permet de les utiliser dans les services publics mais on voit facilement qu’elles ont été maquillées.
Ouais ! Notre situation est délicate, mais peut-être pas désespérée. Deux fois, nous croisons des pilotes de l’espace, deux fois aussi des policiers mais ils ne nous prêtent pas attention.
— On ne nous cherche probablement pas encore en ville. Du centre de justice, on a sans doute cru que j’avais piqué au nord pour sortir de l’enceinte le plus rapidement possible.
— La vraie fiesta va commencer, quand les rapports signaleront qu’aucun hélico non identifié n’est sorti de ce côté-là, grogne Boldan.
Les premiers bars du centre de la ville. Nous repassons sur le trottoir fixe, mais je tiens à avertir une dernière fois mes compagnons :
— Je vais prendre un risque considérable en appelant Régent.
Regnier hausse les épaules :
— Au point où nous en sommes.
— Je peux vous remettre de l’argent à tous les deux, pour vous donner une chance de tirer votre épingle du jeu.
— On continue, tranche Boldan.
L’écran du visiophone ne s’allume pas, mais je reconnais la voix surprise et mécontente de Régent :
— Mais vous êtes fou, Artagnier. Je n’ai encore pris aucune des dispositions prévues. Qu’est-ce que vous fichez en ville ?
— Disons que mon enquête est déjà terriblement avancée.
— Quoi ?
Immédiatement, l’écran s’allume. Régent est au lit. Les yeux encore gonflés de sommeil.
— Artagnier !
— Oui. Mais ça ne me servira pas à grand-chose si je me fais pincer.
— Vous êtes en danger ?
— Plutôt. Je ne vois qu’un seul endroit pour me réfugier : chez vous.
— Si vous vous présentez au palais vous serez immédiatement identifié.
— Aussi, il faut que vous veniez me chercher dans votre hélico personnel. Quartier A. Terrasse du bloc 7.
— Vous êtes seul ?
— Non.
— Qui vous accompagne ?
— Deux hommes dans lesquels j’ai toute confiance.
— Que vous ne voulez pas me nommer. Très bien. Vous vous méfiez toujours de moi ?
— Oui, Régent. Bien obligé. Mais pas plus que de n’importe qui à Cité Centrale. Ce que j’ai à vous annoncer est bouleversant. Je ne le croirais pas, si je n’en avais pas eu la preuve sous les yeux.
— Bon ! Je viens vous prendre immédiatement.
— Quartier A. Bloc 7. Soyez seul à bord. C’est très important. Et arrangez-vous pour que je puisse en être certain tout de suite.
— Entendu.
Je coupe le contact. A la grâce de Dieu ! Il a peut-être accepté trop vite. Pensif je regagne le bar où Regnier et Boldan m’attendent. L’aventurier a allumé une cigarette :
— Alors ?
— Il a accepté.
— Dans les conditions prévues ?
— Oui.
— Alors nous n’avons plus qu’à gagner la terrasse. Il vide son verre de véral puis nous nous dirigeons vers l’ascenseur.
Arrivés sur la terrasse, nous nous séparons pour aller nous poster le long de la balustrade. Assez éloignés, les uns des autres. Si ce sont les services de sécurité qui arrivent ou si l’olarque n’est pas seul dans son hélico, nous plongerons dans la rue avec nos dorsaux.